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ANIMER DANS UN CAFÉ-PHILO / par Jean Noël
Animateur du café-philo de Bruxelles.

 

   Animer le café-philo, ça ne ressemble à rien de ce que la philosophie a pu produire jusqu'à ce jour. Nous pourrions chercher chez différents auteurs une justification à une telle pratique, une pratique démocratique comme argumentation (Luc Ferry), de la raison communicationnelle comme seule structure a priori viable pour la société civile (Habermas), réencastrer la solidarité naturelle des gens en décentralisant le pouvoir (Goltz) etc., mais le plus drôle, c'est que la plupart des auteurs que nous pourrions utiliser sont des détracteurs de notre pratique. Leur argumentation est simple, on ne peut faire de la philosophie dans un café du commerce; passer de la simple conversation qui relève de la doxa (pour le dire autrement, qui relève du méprisable - Platon est donc remis à l'honneur, et on oublie, en conséquence, deux mille ans d'histoire de la philosophie et Socrate qui le précédait) à l'élaboration minutieuse de concepts est chose absurde puisque l'un relève du divertissement et l'autre du travail. L'activité du café-philo, par l'illusion qu'elle donnerait de la facilité d'accès à ce que l'on pourrait appeler l'objet philosophie, mettrait donc en péril la légitimité du travail des philosophes professionnels. Les animateurs autant que les intervenants au sein d'un débat public ouvert au tout-venant ne seraient donc, (pour reprendre une expression de Bernard-Henry Lévy) que des " philosophes du dimanche ".

Mais ce texte n'a pas pour vocation d'être réactif, ni de répondre au mépris dont cette activité fait l'objet. Nous voulons simplement signifier qu'animer un café-philo est également un travail, par surcroît l'un des plus périlleux: celui de donner une âme, une anima, à une rencontre intellectuelle. Cette activité, qui n'est pas un exercice d'érudition et n'a aucun support, puisqu'elle se joue dans l'immédiateté de l'expression orale et la vigilance d'une oreille bienveillante, exige un apprentissage sur le terrain, un élargissement des horizons de la pensée, une capacité à se faire comprendre et la force de se faire contester, l'audace de s'exposer, c'est-à-dire, très précisément, la capacit éde se décentrer de soi-même pour attendre le meilleur de la parole d'autrui. Bref, un exercice qui requiert d'authentiques valeurs propres à une éthique de discussion.

Sans support, contrairement à la philosophie traditionnelle dont le terroir est l'écriture, c'est sur ce simple constat que reposent d'ailleurs bien des malentendus! Encore faudrait-il pouvoir écouter, quand la seule activit édu philosophe "classique" est celle de l'écriture et de la lecture. Cependant les philosophes-animateurs n'oublient pas leurs illustres prédécesseurs, ils y font souvent référence, manifestant, par ce biais, que l'on est issu d'un monde humain qui nous précède dans la pensée et la parole. Le caéf-philo est alors l'opportunité d'une ré-appropriation partielle "de ce qui nous a fait". C'est dans cette ambivalence que se situent tous "les malentendus", une fois de plus. Faire trop référence aux philosophes qui nous pércèdent, c'est parfois faire preuve de violence ("voyez, vous êtes encore loin du compte... on vous pense avant même que vous ayez ouvert la bouche!"), et parfois reconnaître que l'on participe à un monde qui nous précède. C'est habité par cette humilité que l'animateur fait des rapprochements d'idées par le biais de grandes théories classiques; de même il nous paraît capital que l'animateur ait une connaissance suffisante de l'histoire de la philosophie, non seulement pour pouvoir repérer ce qui a déjà été pensé "par le passé", mais aussi pour gagner la souplesse nécessaire au repérage de l'intelligence latente qui se trame dans un débat.

Un apprentissage sur le terrain, car rien ne pourrait préfigurer une bonne animation; même le plus compétent des animateurs - dans le sens le plus expérimenté - est face à un public dont il ne peut préfigurer la parole. Cependant, en aval du mouvement, par le repère que l'animateur assigne au public en tant qu'il est reconnaissable hebdomadairement non seulement par son visage, mais aussi par son mode d'intervention, le public peut échafauder un mode de débats. En amont du mouvement, l'animateur fait l'apprentissage du vide. Plus il aura accumul éd'expérience dans cet exercice, plus il sera reconnu comme un pondérateur sur lequel on peut compter, et ce d'autant plus qu'il aura acquis des réflexes indispensables au déploiement d 'une pensée collective. L'animateur n'aura plus peur. Il pourra entendre des pensées balbutiantes sans se moquer ni éprouver de la "honte" pour autrui, saura détourner intelligemment la violence dont il pourrait faire l'objet, et surtout il aura pris un rythme de pensée qui consiste à faire des synthèses sur le moment, à faire des rapprochements dans l'instant, à appréhender les idées latentes qui articulent plusieurs discours apparemment sans rapport et cela dans un laps de temps très court. Plus un animateur aura de l'expérience, plus le débat aura de chance d'être "chatoyant", c'est-à-dire doué d'un polychromisme d'idées, mais des idées qui s'harmonisent dans un "fondu enchaîné" par la lumière qui les traverse.

Une temporalité propre. Nous sommes obligés d'utiliser des métaphores qui relèvent plus de l'esthétique que du théorétique: une pluralité de personnes qui se rencontrent ne pourrait se réduire en un seul argument ou encore au déploiement discursif d'une pensée, fût-elle relative au sens commun. La temporalité propre à un texte est la linéarité et si ce n'est pas le cas, nous nous mettons "à côté" du langage pour en faire de la poésie. La temporalitépropre au débat est l'instant répété de paroles; à chaque intervention correspond l'avènement d'un moment sépar é et irréductible aux autres moments: le seul pôle érgulateur de cette temporalité est l'animateur qui se met "à côté" de ce qui a été dit, en faisant une synthèse, des rapprochements, etc., mais qui maintient un silence respectueux à l'égard de ce qui va être dit - car il ne peut ni le prévoir, ni le subsumer.

Une exigence singulière. Élever le débat consiste à respecter scrupuleusement les conditions de possibilités de celui-ci: un débat n'est pas un procès, il n'est pas question d'attaquer personnellement l'un de ses intervenants, mais simplement de critiquer son intervention. L'honnêtet éintellectuelle est bien entendu de rigueur, un intervenant ne peut se prétendre "ténor" d'un débat si, par exemple, il n'a pas assisté à la moitié de celui-ci. Le respect du public est une exigence que l'animateur se doit de rappeler: il arrive tellement souvent qu'un intervenant se pose à la fin d'un débat pour affirmer tout de go que celui-ci était mauvais, qu'il n'a rien appris et qu'il va "enfin nous éclairer sur la vériét". Nous avons compris que cette personne n'entend rien à l'éthique de la discussion. Il convient de le lui rappeler. Enfin, le philosophe animateur se doit de poser des questions plutôt que de commenter des interventions, l'exigence de son service est d'abord de s'effacer par rapport "à ce qui se dit", mais il peut précipiter - à la manière d'un chimiste - différents éléments d'un débat en demandant des éclaircissements: une personne se sentira toujours valorisée si on lui fait montre de quelque interrogation bien posée, mais se sentira vite r°cupérée ou étouffée si son intervention fait l'objet d'un commentaire trop érudit.

Paradoxalement, la culture du philosophe animateur se doit d'être vaste et profonde, car la pertinence de ses questions se mesurera à sa capacité d'écoute: il devra comprendre les interventions les plus sophistiquées, mais devra aussi repérer dans les interventions les plus sibyllines un sens latent utile à l'ensemble du débat.

Source:
DIOTIME / Revue internationale de didactique de la philosophie / n°15 (07/2002)
http://www.educ-revues.fr/Diotime/affichagedocument.aspx?iddoc=32515&pos=61


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